« Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont des maisons » : l’écriture fine de l’artiste courait sous le dessin si simple dans sa pureté, si pur dans sa simplicité. Trois carrés. Un vide à droite, un vide à gauche prolongés d’un trait de chaque côté, un personnage qui marche dans le carré du milieu. Tel était le dessin de l’artiste ; puis il l’avait réalisé dans une sorte de meuble en bois à la hauteur d’un buffet avec les deux boîtes extérieures opaques, les maisons et au centre un espace translucide d’où se dégageait un personnage en plâtre qui marchait.
Jean-Paul Sartre avait dit : »Avec de l’espace, il faut donc que Giacometti fasse un homme ; il faut qu’il l’inscrive le mouvement dans la totale immobilité, l’unité dans la multiplicité infinie, l’avenir dans le présent éternel ».
Aussi, je me disais en contemplant rapidement cette œuvre, à quelques encablures du reconfinement, inscrire la mobilité dans l’immobilité, c’est précisément ce que nous sommes amenés à faire : à l’heure où nos pas sont limités, il nous faut marcher avec notre tête, voyager dans nos pensées, marcher immobiles comme les personnages de Giacometti qui donnent l’impression qu’ils marchent alors qu’ils sont immobiles.
« Entre deux maisons »
Ne sommes-nous pas toujours entre deux maisons comme Abraham à qui Dieu disait dans la parasha de la semaine passée לך-לך vas pour toi. Ainsi, quand bien même nous pouvons être cloués sur place, nous pouvons avancer. Et si les deux maisons sont des idées, des espaces de pensée, des conforts d’habitudes, des rouilles de préjugés, alors il est certainement bon de se promener d’une maison à l’autre, d’une idée à l’autre et d’être aperçu dans la transparence d’un entre-deux. Penser, c’est être entre-deux, la pensée est le mouvement et non la fuite. Bien sûr le shabbath nous intime de nous asseoir, de réfléchir posé, mais le shabbath n’est ni fixité, ni sclérose de la pensée, il représente l’arrêt de la production pour aller vers la contemplation.
Deux épisodes de la vie d’Abraham sont décrits dans la parasha, plus de deux en réalité, mais concentrons-nous sur ces deux là. Le premier celui de Sodome et Gomorrhe, le second celui de la עקדת יצחק du presque sacrifice d’Isaac qui vient conclure la parasha.
Dans le premier, Dieu annonce à Abraham qu’Il va détruire les deux villes parce que, comme cela avait été le cas pour le déluge, le mal y est perpétré, on n’y respecte pas l’humain.
Et Abraham se permet de questionner l’attitude Divine dans une houtspa, un toupet inouï.
Il interpelle le Créateur השופט כל הארץ לא יעשה משפט le Juge de toute la terre ne ferait-Il pas la justice ? Puis suit la fameuse négociation de cinquante à dix justes qui pourraient sauver la ville puisque dit Abraham « Dieu ne peut pas frapper l’innocent avec le coupable (25)
חלילה לך מעשית כדבר הזה להמית צדיק עם רשע והיה כצדיק כרשע חלילה לך
» Loin de toi de faire une telle chose et de faire mourir le juste avec le méchant et qu’il en soit de même pour les deux, loin de toi ! »
Ce texte qui fonde l’esprit juif est incroyable. C’est comme si Abraham rappelait Dieu à l’ordre. La phrase est encadrée par deux חלילה לך traduit par la Bible rabbinique « Loin de toi ». En réalité חלל est le même mot que חילול, profanation, de trouer, percer, rendre vide. Abraham dit que ce que Dieu envisage de faire est un blasphème ! Dieu dans ce passage dessine sa propre caricature, l’injustice, et Abraham la lui montre comme un miroir. Regarde-toi ! Et Abraham remet Dieu à sa place de Dieu. A une caricature en répond une autre.
La caricature nous secoue et nous permet de comprendre. On pourrait croire que c’est un moment unique dans la Bible.
Mais Moïse le fait aussi en interpellant Dieu (Ex. 5 : 22) : »Mon Dieu, pourquoi as-tu rendu ce peuple misérable ? Dans quel but m’avais-tu envoyé ? למה זה שלחתני
Et chez les prophètes, on retrouve ces mêmes interpellations de Dieu que les rabbins appellerons חוצפה כלפי מעלה(TB, Sanh. 105a), l’audace, la חוצפה envers le ciel. Nécessaire houtspa, salutaire caricature, que même Dieu a demandé à Abraham quand Il lui dit de faire ce qui est droit et juste. ‘ צדקה ומשפט ושמרו דרך ה (Gen. 18:19).
Seulement Abraham oublie de le faire. Il le fait pour Sodome et Gomorrhe mais il ne le fait pas lorsqu’il entend Dieu lui demander d’offrir son fils en sacrifice. Il se soumet au lieu de se révolter. Tout à coup au lieu d’être le garant de la justice de Dieu, il se bouche les oreilles, il s’enferme dans une maison obscure, celle d’une obéissance aveugle à un dieu qui serait injuste, celui que les caricatures dénoncent. Il oublie de marcher. Nous le savons, aucun dieu ne demande la mort de ses enfants, c’est la leçon de la ligature d’Isaac, une leçon que les fanatiques n’entendent pas.
Alors ce n’est pas l’Abraham de la ‘akeda, de la ligature que nous devons suivre, c’est celui qui marche לך-לך, celui qui interpelle Dieu devant le tribunal de sa propre justice. Car la justice dépasse toute forme d’autorité aussi divine puisse-t-elle apparaître. לך חלילה
Loin de toi, le véritable blasphème est celui de l’injustice, des morts innocents, du sang qui coule d’un crayon alors que ce qu’il dessine, c’est la vie et la liberté d’expression.
Le Dieu d’Abraham et de Sarah est celui là, celui de l’insolence et de la liberté, celui qui préfère l’insoumission rebelle au respect obséquieux, celui qui nous demande de l’interpeller et de nous parler face à face, sans baisser le regard, celui qui nous dit marche devant moi et non pas derrière moi.
« Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont des maisons ».
La figurine marche, même immobile, elle est dans le mouvement, celui de la révolte et de la contestation, celui du dialogue avec toutes les formes d’autorité pour rétablir la justice, celui de la question, du rire et de l’humanité.
Shabbat shalom !