vendredi 29 septembre (soir)
Les yamim noraïm que j’aime appeler « jours d’émerveillement » se situent toujours à la fin de l’été et au début de l’automne, proche de cette période qui inspire une yire’a crainte et tremblement, au moment où les couleurs mordorées s’invitent sur les feuilles des arbres et la brise, sur nos peaux halées par le soleil de l’été, s’amuse à éveiller des vagues de frisson. La nature se meurt et nous entraine vers la nostalgie. Un mot désagréable se lit sur les lèvres et résume un émoi : la rentrée. Même si l’on n’est pas sorti, si notre été a été studieux, un nouveau cycle commence avec ses angoisses et ses nécessités, ses attentes et ses incertitudes, ses espoirs et ses rêves. Nous ressentons ce tremblement d’être, et comme le dit la prière solennelle ounetanei tokef, nous ignorons ce que l’avenir nous réserve. Nous sommes pris d’un vertige, celui de l’inconnu, celui de ne pas savoir de quoi seront faits les lendemains. Nous ne maîtrisons pas le temps qui passe et nous dépasse – nous avons beau courir après lui. Nous pouvons parfois nous sentir comme ces petits optimistes, embarcations de fortune, ballotées au gré des caprices d’un vent tantôt tempétueux, tantôt calme, tantôt coquin, tantôt absent, n’ayant pour seul choix que de border la voile et de contempler médusés l’immensité de la mer. Alors, parfois, pour combler ce vertige abyssal, nous gavons nos calendriers de dates et de rendez-vous, de devoirs et d’obligations, à tel point que ni un chameau ni une aiguille ne pourrait trouver l’ombre d’un instant, l’espace d’un moment pour s’y installer. Je demandai à un de nos enfants revenu de son premier jour de rentrée comment était son emploi du temps et il me répondit : « mon emploi du temps emploie mon temps…intensément ! ». Alors comment faire entre se laisser ronger par l’ennui et l’effacer de notre vie ? Faut-il choisir entre une organisation sans faille et une fantaisie débridée, un sérieux consciencieux et une aventure effrénée ? Faut-il regarder le temps passer ou le tuer, faire son temps ou courir après, le perdre ou le retrouver, le laisser fuir ou le célébrer ?
« Rien n’égale en longueur les boiteuses journées, quand sous les lourds flocons des neigeuses années –L’ennui, fruit de la morne incuriosité, prend les proportions de l’immortalité » écrit Baudelaire dans Spleen, (Fleurs du Mal). D’où nous vient ce sentiment que nous avons tous ressenti à un moment où à un autre, celui de l’ennui, qui fait que lorsque l’on regarde les aiguilles du temps qui passe, celles-ci deviennent immobiles et l’on compte les secondes qui s’écoulent au lieu de les raconter. On se trouve dans un présent qui n’en finit pas d’être, qui s’éternise, ne devient jamais passé et interdit tout espoir d’avenir. Car à l’inverse, lorsque l’on attend et que cette attente est pleine d’un désir, avant un rendez-vous amoureux par exemple, le temps peut s’arrêter mais il n’est pas fixe, c’est-à-dire que l’on ne cherche pas à le meubler. On rêve de la personne que l’on aime, on imagine la rencontre de mille circonstances différentes et l’avenir vient toujours nous surprendre et bousculer les prévisions. Un peu comme lorsqu’il est écrit dans la Genèse (29 :20) « Jacob servit pour obtenir Rachel sept années, et elles furent à ses yeux comme quelques jours, tant il l’aimait vayiyou ve’enav keyamim ahadim beahavato ota ». Le cœur emballé ne compte plus les secondes, il se suspend aux aiguilles. Quand le temps n’est plus compté, il est raconté et reprend toute sa valeur, ainsi quand nous plongeons notre regard dans des yeux couleur de mer et que nous y percevons l’infini, le temps prend un relief qui se compte en vagues déferlantes et non en seconde frappantes. L’attente est alors loin d’être de l’ennui car sous la lumière de la passion, le temps danse à son propre rythme- endiablé, oserai-je dire. L’ennui est-il dès lors l’anti-passion, une forme d’in-différence, de non différenciation où tout est pareil, peu importe, semblable à rien, rien à faire ? Quel enfant en grandissant n’a pas prononcé ce cri de désespoir à son parent : « je m’ennuie ! ». Lorsque j’étais enfant, mon père me répondait « il faut apprendre à s’ennuyer ». J’étais dubitative face à ce message mystérieux qui m’incitait à questionner encore dans le silence de ma réflexion. La sagesse de cette réponse, je ne l’ai comprise que bien plus tard. Savoir s’ennuyer, que voulait-il dire par là ? Comment l’ennui pouvait avoir une valeur positive ? Car l’ennui vous guette tel un philtre de monotonie qui vous fait voir tout sous un même jour comme le dit l’Ecclésiaste (1 :9): « ce qui a été est ce qui sera ma shahaya hou shyiheyé, ce qui s’est fait est ce qui se fera ouma shéna’assé hou shéyéassé, ein hadash tahat hashemesh, il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Comme une musique qui lancinante répéterait sans cesse la même note entêtante, l’ennui nie l’idée de renouveau chère aux rabbins qui affirment qu’« il y a toujours quelque chose de nouveau au beit hamidrash », dans la maison d’étude. Car l’enseignement mishna, c’est la répétition lishenoth et le changement leshanoth. Oudela mossif yessif (M. Avoth 1 :13) et celui qui n’augmente pas ses connaissances, les diminue » disait Hillel. La réplication parfaite de la même leçon, du même événement est impossible, le monde ne peut s’arrêter de tourner, ni le temps de passer. Que signifie savoir s’ennuyer alors ? Car s’il suffisait de meubler le temps, l’ennui disparaîtrait. Un temps suspendu n’est pas un temps où s’engouffre l’ennui. S’agit-il alors d’une absence de désir qui en est la cause ou bien la satisfaction d’avoir atteint tous les rêves que nous avions formulés, une forme de perfection du moment ? L’ennui est-il l’absence de manque ? Vladimir Jankélévitch écrit : « Les jardins de l’Éden dès que l’on prétend y séjourner, deviennent un pauvre potager : là où étaient les beaux fruits magiques, il n’y a plus que des fleurs communes, des près et des chemins. Ainsi le bonheur pour peu qu’on insiste ou s’attarde a tôt fait de virer et rejoindre son contraire ; à la moindre indiscrétion, le visage du bonheur s’assombrit » (L’aventure, l’ennui, le sérieux, p110). Cela signifie t-il que l’être humain est un éternel insatisfait ? Ne vit-il que dans la tension du désir qui, une fois assouvi, ne présente plus d’intérêt ? Ce que disait Oscar Wilde avec humour : « il n’y a que deux tragédies dans la vie, l’une est de ne pas avoir ce que l’on désire, l’autre est de l’obtenir » ! On peut donc imaginer qu’Adam et Eve s’ennuyaient dans le jardin d’Éden où le temps ne passait pas, avant d’avoir désobéi, puisque l’histoire commence à sa sortie. La finitude de la vie humaine est introduite au moment où Adam et Eve passent devant les chérubins à l’épée flamboyante. De même le midrash nous dit que Dieu s’ennuyait avant de créer le monde. L’être humain vient combler la solitude de Dieu qui ne se suffit pas à Lui-même. Le verset de la Genèse « il n’est pas bon que l’être humain soit seul »(Gen. 2 :18) lo tov haadam héyoth levado se fait l’écho sans doute dans une Torah divine à un hypothétique « il n’est pas bon que Dieu soit seul ». Dieu aurait créé l’être humain dans un besoin de dialogue, un manque de conversation, un désir d’amour. Dieu ne se suffirait pas à Lui-même. Une pensée qui se pourrait rassurante en ce jour de kippour où nous nous passons en revue nos imperfections : trop de perfection serait mortellement ennuyeux ! Ainsi Dieu s’étant créé un partenaire de dialogue ne s’est plus ennuyé et on peut le reconnaitre, observer les agissements humains doit être plus passionnant que n’importe quelle série télévisée même la plus palpitante ! On a donc tendance à s’ennuyer moins à deux que seul et pourtant « l’être avec », le lien social ne remplit pas toujours ce vide que constitue l’ennui. Peut-on dire alors avec Gustave Flaubert : « l’amour est comme l’opéra, on s’y ennuie mais on y retourne ! » ? Peut-être alors l’ennui est-il l’impression fausse que l’on n’a plus rien à découvrir, que tout est déjà prévu et que rien ne peut nous surprendre. Debussy disait dans les Proses Lyriques (III de fleurs) « mon âme meurt de trop de soleil ». L’ennui est semblable à la surexposition d’une image où les couleurs sont passées mais le temps lui ne passe pas. Il est un enfermement dans les quatre murs de l’instant, comme un huit clos, où les oiseaux cessent de voler, la respiration s’arrête et l’on attend sans même savoir ce que l’on attend. Rappelons-nous cette phrase de Woody Allen, « l’éternité, c’est long… surtout vers la fin » ! Le paradoxe de la vie est que si nous étions immortels, notre vie n’aurait pas de fin, mais peut-être nous ennuierons-nous encore davantage, en tout cas nous trouverions le temps long. Comme le souligne Vladimir Jankélévitch, (p.224) « le temps nous parait long et la vie nous semble courte ». Comment donc sortir de cet état de désenchantement, de découragement, de spleen parfois, de ce temps qui ne passe pas sans pour autant courir après lui.
On peut en effet aisément croire que le remède de l’ennui est la sur- occupation du temps, le fait de chasser tout espace vide, tout temps mort, comme on chasserait l’ombre de la vie par la lumière. Mais ce ne serait pas non plus apprendre à s’ennuyer. Apprendre à s’ennuyer signifie faire de l’ennui une valeur positive, que l’ennui devienne une aventure, l’avant-goût d’une promesse. Pour combler cette angoisse d’un temps qui ne passerait pas, il nous faut dès lors éviter deux écueils, la sur-occupation et la sur-passion. Depuis tous petits, les enfants ont des emplois du temps surchargés et nombreux sont ceux qui, à tout âge, fuient tout espace de réflexion, toute respiration, courant après le temps pour ne pas le voir fuir. Le problème étant avec le temps que l’on a beau courir après, on ne le rattrape pas, il fuit encore plus vite. De plus, le rapport au temps au XXIème siècle est celui de la performance. Le temps est compté en fonction de sa bonne gestion, c’est-à-dire de ce qu’il produit. On ne s’interroge pas sur une épaisseur du temps ou une légèreté d’être mais on le calcule en termes d’efficacité et souvent le gain de temps est perçu comme un gain d’argent. Et comme tout va très vite dans un monde de plus en plus électronique, la lenteur est à proscrire. Faire l’éloge de la lenteur est considéré comme une absurdité dans une société où l’on se félicite de l’accompli. C’est ainsi que nous sommes les esclaves du temps et non ses maîtres. Nous voulons le brider mais il nous échappe d’autant plus. Une conversation, une tasse de café, un temps de spiritualité peuvent être considérés comme des temps morts alors que perdre du temps, c’est bien le rendre précieux et nous permettre de le retrouver. Proust ne le dit-il pas dans la recherche du temps perdu où la mémoire des sensations permet de retrouver le temps ? Pour chasser l’ennui, nous avons donc tendance soit à remplir nos emplois du temps soit à rechercher l’absolument merveilleux ou le sensationnel à outrance, à vouloir aller de passion en passion sans s’arrêter un instant. On cherche à s’enivrer, à s’étourdir dans un vacarme incessant de sollicitations pour ne laisser aucun silence, aucune monotonie, aucune demi-teinte. On change sans cesse de paysages et de décors, on cherche à tromper le temps mais c’est lui qui gagne la partie. On oublie que le déjà lu, le déjà vu peut contenir le charme de la nostalgie, la poésie du bon vieux temps, le parfum du linge d’antan. On ne répare plus, on jette même parfois trop vite les histoires d’amours. Comme Don Juan, on cherche à brûler de flamme en flamme sans avoir le temps d’éloigner les cendres et de raviver les étincelles endormies, nous pouvons ainsi parfois être des collectionneurs d’aventures.
Si savoir s’ennuyer n’est ni se sur- occuper ni se sur-passionner, peut-être est-ce alors goûter le bonheur de l’instant, en passionnant le temps modérément, celui de l’aventure mais aussi celui de l’entre-deux, sachant alterner prose et poésie, petits mots et grands discours, soupirs et croches sur la partition de la vie. Il se peut que le temps passe alors lentement et que nous en appréciions chaque instant, que nous allions à l’opéra et que nous en soyons contents. En hébreu, point de présent, comme si l’on ne pouvait être enfermé dans un temps qui s’arrête, une manière de nous dire que chaque instant fugitif est précieux, que le présent aussitôt pensé est passé, tré-passé. Nous vivons au rythme de l’écriture soit dans l’histoire passée soit dans celle qui n’est pas encore écrite, nous projetant dans les lendemains. Interdit de regarder l’endroit où nous nous tenons debout, on peut jeter un coup d’œil derrière soi ou penser l’avenir mais pas contempler l’abime au-dessus duquel le fil de la vie nous tient en équilibre. Et pourtant dans cet équilibre, il nous faut savoir vivre l’instant pleinement. Si dans la société où nous vivons, nous sommes contraints de penser qu’il faut tout faire au plus vite, le judaïsme nous propose au contraire de prendre notre temps. Ne pas être esclave du temps, c’est savoir le rendre différent, le sanctifier, le rendre kadosh. Un GPS juif n’indiquerait pas la route la plus courte, la ligne droite, mais au contraire l’école buissonnière car le buisson est le lieu de le Révélation. Si les hébreux ont passé quarante ans dans le désert, c’est que, aller d’un point à un autre dans une ligne droite pour gagner du temps, n’est pas notre modèle de marche à suivre. Même dans la pensée talmudique, le raisonnement n’est pas cartésien, il se promène, déambule, digresse et c’est précisément dans le détour des chemins cachés, dans un vol de papillon, le bruissement des ailes d’une libellule, le cliquetis de l’eau qui frémit que l’on décèle la sagesse de l’émerveillement. « C’est le détour qui est le vrai chemin » écrit le philosophe. (p.217).
Et à kippour, ce shabbat des shabbat, qui cette année est aussi un shabbath, le temps est suspendu, zeman nakat on prend son temps comme le dit la Mishna, c’est-à-dire que l’on ne le possède pas, comme tout être humain, il échappe, on le laisse couler entre nos doigts, dans une conscience extrême de sa préciosité. La vie est un cadeau précieux dont nous ne connaissons pas la durée. Ne cherchons pas à gagner du temps, ni à le meubler mais sachons le sanctifier, vivons pleinement nos passions, et aussi intensément ces entre-deux, sachons trouver dans l’ennui le réconfort des demi-teintes, la douceur de la modération, goûtons à la poésie des détours, osons l’éloge de la lenteur, le rêve dans le quotidien, et dans ce raletendo de nos vies, savourons le temps intensément.
Rabbin Pauline Bebe