Kol Nidrei 5776 – la peur
Les yeux exorbités, le visage émacié, la bouche ouverte dont il ne sort aucun cri, chacun peut se souvenir des portraits de Francis Bacon qui ne laissent pas indifférents. L’émotion s’est emparée des traits du visage pour les tordre et en faire ce que bon lui semble car le vivant est modelé par le pinceau dont les poils ont trempé dans un bain de violence. Au bout de ce pinceau, les gouttes de sang ont coulé. L’artiste s’exprime sur la toile et se sert de la fiction pour parler du réel, le faire vivre tandis que le terroriste prend en otage la réalité et l’entoile dans le sang. Alors les êtres vivants prennent le visage de la peur, celui des toiles de l’artiste mais cette fois dans la réalité et sont défigurés. Défigurés, nous l’avons tous été par les événements de l’année passée, blessés dans notre liberté, notre humanité. Nous ne voulions pas que la toile de l’humanité soit maculée de sang. Comme à chaque catastrophe, nous avons entendu ces petites phrases, « si j’avais été là une minute plus tôt ou plus tard » et l’imagination a couru à toute jambe à la rescousse des victimes, en empathie avec elles. Mais après que le monde se fut arrêté, la vie a repris son cours, endeuillée néanmoins, et tout naturellement les hommages se sont faits plus courts, les fleurs se sont fanées et sur le boulevard richard Lenoir, les pots à crayons se sont faits plus rares sans doute pour reprendre le chemin de l’école et des planches à dessin. La vie a repris ses droits, laissant la cicatrice rapprocher ses lèvres tout doucement. La peur avait saisi tous les visages devenus blêmes, les avait teintés de son tremblement mais n’avait pas provoqué les mêmes réactions chez tous. Certains se sont demandé s’il fallait partir, et ont préféré rester quelques temps éloignés de la synagogue tentant d’étouffer les sentiments d’angoisse qui les assaillaient, d’autres au contraire sont venus en nombre, bravant leurs craintes pour défendre la liberté. La réaction des uns ou des autres étaient-elle insensée ou raisonnable ? Fallait-il céder à la panique ou surmonter ces peurs ? Fallait-il prendre la fuite ou combattre, se cacher ou réagir, se laisser emporter par les émotions ou les dépasser ? Faut-il avoir peur de la peur ou l’accueillir comme un tremplin qui nous permet d’agir, déforme-t-elle douloureusement nos visages comme les portraits de l’artiste ou bien trace-t-elle des traits qui nous humanisent ?
La peur est une émotion que l’on ressent face à une sensation de danger, une menace, et peut nous inciter à fuir ou à nous défendre. Elle est ressentie chez les animaux, provoquée par un instinct de survie qui permet d’éviter les dangers souvent la présence d’un prédateur. Elle est non seulement utile mais vitale, car elle permet la survie de l’animal qui peut fuir plus tôt et ainsi éviter la mort. La peur dans ce sens instinctif parait nécessaire à la survie d’une espèce. Il est intéressant de voir comment la Bible nous la présente pour la première fois. Nous sommes dans le jardin d’Eden et Dieu appelle Adam et Eve, après qu’ils ont mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. « Où es tu ? ayeka dit l’Eternel et Adam répond : « j’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai eu peur parce que je suis nu, et je me suis caché » eth kolekha shamati bagan, vaira ki ‘erom anokhi vaehavé(Gen 3 : 9-10) Adam a peur parce qu’il est nu, dénudé face à ses responsabilités. Ne sachant pas où il se trouve, il se cache à lui-même. Ainsi faisons-nous face à nos peurs parfois, nous nous cachons à nous-mêmes, mais ce que nous ressentons nous replace face à nos responsabilités. Nous avons souvent peur de nos choix, peur de la mort, de la souffrance, peur pour nos proches, peur de l’échec, peur de déplaire, peur de perdre la confiance d’un autre, de perdre son amitié, son amour. La peur est alors l’envers de l’insouciance, l’éveil à la responsabilité. Paul Verlaine l’exprime à merveille : « J’ai presque peur, en vérité, Tant je sens ma vie enlacée … Et je tremble, pardonnez-moi D’aussi franchement vous le dire, À penser qu’un mot, un sourire De vous est désormais ma loi, Et qu’il vous suffirait d’un geste. D’une parole ou d’un clin d’œil, Pour mettre tout mon être en deuil De son illusion céleste ». Qui n’a pas ressenti ces parparim babeten selon l’expression hébraïque imagée, ces papillons qui s’adonnent à une danse endiablée dans notre ventre, sur le chemin d’un rendez-vous amoureux, où nous suspendons notre vie, notre cœur, aux lèvres de l’être aimé. Cette sensation nous fait nous sentir pleinement en vie, pleinement prêt à saluer le merveilleux tout en tremblant.
Et la peur nous incite à réfléchir, elle nous saisit et ce ressaisissement qu’elle opère est bénéfique. Pour le philosophe Hans Jonas, elle est une condition nécessaire à une éthique de responsabilité. Si donc Adam a eu peur, c’est parce qu’il a gouté au libre-arbitre et que la peur accompagne l’idée de liberté et de responsabilité, lui colle à la peau, colle à sa nudité dont il devient conscient jusqu’à en frissonner à fleur de peau. A l’inverse, on peut dire que ceux qui n’ont pas peur sont capables de tout et les mouvements qui ont cherché à nier la peur depuis les Vikings jusqu’au terroristes, ont toujours été accompagnés d’une extrême violence puisque mourir ne leur fait pas peur ni entrainer d’autres dans la mort. La perversion de cette pensée va même jusqu’à glorifier le plus de vies annihilées. La peur est par conséquent une épreuve d’humanité et de vulnérabilité, un sentiment nécessaire à la prudence et une mesure de responsabilité. Mais faut-il pour autant laisser libre cours à nos peurs, les laisser nous gouverner et nous envahir ? Montaigne ne dit-il pas dans les Essais (chap. 18) : « tantôt elle nous donne des ailes aux talons […] tantôt elle nous cloue les pieds et les entrave » ?
Il est en effet de ces peurs paralysantes, qui au lieu de nous inviter à la connaissance, à la réflexion et à l’action nous tiraillent et nous immobilisent, au lieu de révéler notre humanité, l’étouffe, au lieu de réveiller notre raison la met en berne. Pensons à l’épisode des explorateurs dans le livre des Nombres, qui ont laissé parler leurs peurs et ne voulaient plus conquérir la terre promise. C’est un tout petit mot, trois lettres en vérité dans le compte-rendu des explorateurs qui fait tout basculer. Efes qui signifie « rien », que l’on traduit souvent par « mais ». Certes le pays ruisselle de lait et de miel mais… efes, ce petit rien, ce pas grand chose est presque tout car il fait beaucoup de ravages dans l’esprit du peuple d’Israël qui l’entend et suit cette phrase à propos des habitants du pays « nous étions à nos propres yeux comme des sauterelles, et ainsi étions nous à leurs yeux ». Ce efes, ce petit rien, inspiré par la peur, modifie l’image que l’on a de soi, projette cette image dans les yeux des autres et détruit tout espoir. Combien de fois au crépuscule de l’entrée dans toutes nos terres promises, nous sommes-nous dit « je n’y arriverai jamais » et avons-nous nous-mêmes condamné tous nos espoirs de réussite ? Nous avons été comme Hagar qui, les yeux aveuglés par le désespoir ne voit pas la source d’eau dans le désert qui lui sauvera la vie et celle de son enfant. Les solutions sont parfois toutes proches, mais nos peurs les dissimulent. La peur de la mort peut nous faire mourir, la peur de l’échec nous faire échouer, la peur de perdre nous empêcher d’aimer. Les Tossafistes le soulignent « si l’on est confronté à un choix, la préférence doit être vers la pensée positive ». Et pire encore, la peur est capable de faire taire la raison, laisser place aux préjugés. Les dictateurs et les fondamentalistes ne le savent que trop bien. Ils jouent de la peur pour manipuler les esprits, les foules et mieux asseoir leur pouvoir totalitaire. Souvenons-nous de cette description de George Orwell dans « 1984 » où la police de la pensée traquait jusqu’aux expressions des visages pour effacer les déviants et contrôler les personnes. Elle instillait la peur de désobéir et même son expression était réprimée. La peur peut-être une arme redoutable contre la liberté lorsque l’autre en use pour vous terrifier, mais céder à une peur paranoïaque en imaginant en permanence tous les risques qui sont encourus peut aussi être une auto-réduction à l’esclavage. On peut être esclave de ses propres peurs, agiter sans cesse des épouvantails et ainsi ternir toute possibilité de croquer délicieusement dans les bénédictions de la vie. C’est cette peur irraisonnée qui peut nous dicter une fuite devant nos responsabilités et notre identité. Elle nous murmure pernicieusement comme le renard du midrash : « si être juifs représente une menace, cessons de l’être » ! Rappelez-vous de ce midrash dans lequel un renard déambule le long d’une rivière en quête de ses proies, les poissons. Il s’adresse ainsi à eux : « un peu plus loin dans la rivière se trouvent des filets de pêcheurs dans lesquels vous allez être pris, venez avec moi sur la rive et je vous sauverai la vie ! » Les poissons refusent l’offre estimant leur chance de survie dans leur milieu -l’eau – plus grande que dans l’estomac du renard. Ce midrash est raconté au nom de Rabbi Akiva pendant la domination romaine. Akiva ne veut pas cesser d’enseigner la torah comparée à l’eau, parce que comme le dit Hillel « plus il y a de Torah, plus il y a de vie » marbé Torah, marbé Hayim (M. Avoth II : 8). Et abandonner l’enseignement de la Torah, c’est donner la victoire aux ennemis qui veulent nous voir disparaître. Les renards et les dangers existent, il ne faut pas tomber dans l’angélisme, ou trop compter sur les miracles comme le dit le Talmud, néanmoins notre tradition nous enseigne de ne pas tomber dans leurs pièges. Al tirah, n’aie pas peur, est une expression si fréquente dans la Torah que Maïmonide considère qu’il s’agit d’une des mitszwoth de la Torah (Sefer hamitswoth, lo ta’assé 58).
Comment donc trouver la juste peur, celle qui nous secoue dans un sursaut d’humanité, sans tuer nos espoirs et a fait écrire à Edmond Fleg en 1927, quelques années après la réhabilitation du capitaine Dreyfus, « Je suis juif parce qu’en tout temps où crie une désespérance, le juif espère » ?
La premier chemin que nous propose notre tradition pour transformer positivement nos peurs se trouve dans l’inspiration de nos sources et de notre histoire. Les personnages bibliques sont saisis par la peur à un moment ou à un autre de leur vie. Ce sentiment témoigne de leur humilité mais aussi de l’importance de leur mission. Lorsqu’Isaac quitte sa maison et ne sait pas ce qu’il va trouver sur sa route, Dieu lui dit « al tira » en réaffirmant la promesse faite à son père Abraham (Gen. 26 :24). Lorsque Jacob s’apprête à aller en Egypte pour retrouver son fils Joseph après vingt ans de séparation, Dieu l’encourage avec les mêmes mots (Gen. 46 :3). Lorsque les enfants d’Israël sont poursuivis par les chars égyptiens et qu’ils se retrouvent face à la mer des joncs, (Ex. 14 :13) Moïse les rassurent en disant « al tiraou. N’ayez pas peur ». Dans nos sidourim à la fin du adon olam attribué à Salomon Ibn Gabirol au XIème siècle, traditionnellement récité à la fin de l’office au moment où nous quittons le monde protégé de la synagogue pour aller vers l’extérieur, s’est glissée cette phrase du Psaume(118 :6) Adonaï li velo yira « l’Eternel est avec moi, je n’aurai pas peur ». Qu’est-ce à dire, si tous les prophètes, les sages, les enfants d’Israël reçoivent la même injonction ? En premier lieu qu’ils sont humains et donc fragiles, ensuite qu’ils doivent surmonter leurs peurs af al pi hen malgré tout, en dépit de ce qui les tenaille, les questionne, les fait douter. Et surtout que si nous nous laissons contrôler par nos peurs, l’histoire ne peut continuer, que le monde a toujours été rempli de dangers. Ne pas avoir peur serait nier notre humanité, se laisser guider par la peur serait faire taire notre responsabilité et notre liberté. Plus proche de nous est la terrible Sho’a qui a laissé dans nos cœurs des blessures indélébiles. Et même aux heures les plus sombres de l’histoire, l’identité juive a été affirmée. Même au sein des camps, on s’est battu pour maintenir ces idéaux. Yakob ancien déporté à Dachau témoigne que sur le conseil d’un rabbin, la veille de Yom kippour, il avait fait passer sa casquette pour récolter des morceaux de pain si précieux, afin de nourrir un jeune hazan, pour qu’il ait la force de chanter le kol nidrei. Il les mangea lentement et lorsque sa gorge se dénoua pour laisser passer sa voix comme un torrent jaillissant longtemps obstrué, les larmes coulèrent sur les joues de tous. Au sein de l’enfer, des notes de musique juive s’étaient échappées et avaient clamé un peu d’humanité : un exemple de courage et de dignité qui nous intime le silence. Pour eux aussi, nous devons continuer et rester juifs. Le passé nous inspire, il relativise nos peurs et l’histoire juive est tissée de ces « non » hurlés face à la terreur.
Et si nos textes et notre histoire sont une source infinie d’inspiration, c’est parce qu’ils nous disent que la peur, aussi terrible soit-elle, doit nous inciter à agir, non pas seulement pour nous protéger, nous terrer comme des animaux traqués mais pour transformer le monde. Les sages-femmes Shifra et Poua qui contreviennent à l’ordre infanticide du pharaon, en permettant la vie plutôt que de donner la mort au péril de leur propre vie en sont un magnifique exemple. Lo assou kaasher diber aléhen melekh mitstrayim, le texte si sobre dit tout simplement : « elles n’ont pas fait ce que leur avaient demandé le roi d’Égypte ». Pourquoi ? Parce qu’un principe supérieur faisait taire leur peur, yirea un émerveillement radical qui place le bien ultime dans une transcendance qui plaide pour la vie. Affirmer la vie, l’espoir, avoir confiance sans être insouciant ou se bercer d’illusion est un antidote à la peur. « J’ai eu peur au milieu de ma joie, je me suis réjouis au milieu de ma peur, et mon amour a prévalu sur tout » dit le midrash (Seder Eliahou Rabba, 3). Les sages femmes font fi de la peur pahad pour laisser la place à yir’a, l’émerveillement et à l’amour. La peur peut ne faire qu’une bouchée de l’espoir ; dépasser ses peurs, c’est ouvrir une brèche à la vie, à la construction, à l’avenir. Ainsi le dit la sagesse de Salomon, (6 :10) « ceux qui ressentent le merveilleux participent au merveilleux ».
Yamim noraim selon l’expression du Maharil, rabbi Yaakov ben Lévi de Mayence, en ces jours merveilleux, où la peur de l’inconnu ne nous empêche pas d’avancer, où nous sommes saisis de crainte et de tremblement, nous devons nous émerveiller d’être là et jouir de chaque instant, admirer les reflets du soleil couchant, savourer le moment, croquer dans le fruit de la liberté et sourire. Boire la sève de notre histoire, plonger nos racines dans l’inspiration du passé, ne pas s’immobiliser dans l’angoisse de ce qui pourrait nous arriver mais agir pour rendre le monde meilleur et se désaltérer de la rosée des matins prometteurs : voici ce que nous enjoint notre tradition. Et lorsque le monde nous semble obscur, nous devons nous rappeler qu’il suffit d’une toute petite étincelle pour repousser les ténèbres. « kol ha’olam koulo disait Rabbi Nahman de Braslav guesher tsar m’od, le monde entier est un pont très étroit, veha’ikar et l’essentiel lo lefahed, lo lefahed kelal, est de ne pas avoir peur !
Rabbin Pauline Bebe