C’est entourée de la végétation de Gaillac qui parle l’occitan, dont les pierres rouges et rosées mordues par le soleil, portent la robe qui coule des vignes voisines, que j’assistai cet été à un atelier de théâtre. L’animateur, qui avait eu le courage d’écrire une pièce pour les acteurs en herbe de Mahanetzer, la colonie de vacances juive libérale, faisait face à un feu de questions qui prenaient presque l’accoutrement d’interjections. Pourquoi avez-vous coupé cette scène ? On ne comprend pas la suite ! Vous auriez dû écrire cela…peut-on commencer par autre chose ? Patiemment, il répondait à ces questions une par une, posées par ces petites personnes, hautes comme trois pommes, qui sûres de leur fait, animées par la flamme d’une passion trépidante, ne souffraient d’aucun atermoiement. Déjà, elles avaient le toupet de remettre en cause systématiquement le cadre et le contenu de son enseignement. Je me disais : c’est une colonie juive, tout ordre est contesté, rien de plus normal !
Je me demandais alors ce qui faisait que depuis le plus jeune âge, le principe d’autorité était remis en question. Etait-ce une question de génération ? Sans doute un peu, mais ce toupet, cette impudence, était bien présents dans le lait donné aux nouveau-nés de notre tradition. Il constituait le tissu originel du judaïsme et pouvait être résumé dans ce mot hébraïque intraduisible – donc propre à la pensée juive, le mot de houtspa.
Sous le soleil israélien ardent, le mot peut-être entendu dans l’expression eze houtspa !, prononcée avec dédain « Quelle houtspa ! » signifiant que quelqu’un a vraiment dépassé les bornes dans le recours à cette houtspa, c’est-à-dire a été plus houtspadik que les autres, ce qui, en termes de degré, pour un regard extérieur est particulièrement difficile à définir ! Néanmoins, cela nous montre que la houtspa a ses règles, ses autorisations et ses interdits, tout en étant précisément aux marges de la loi. Alors comment la définir ? A-t-elle des limites et pourquoi est-elle spécifique à notre tradition juive ?
Essayons dans un premier temps de définir ce mot houtspa. Léon Rosten dans les « Joies du yiddish » la présente ainsi : « la qualité inhérente à un individu qui, après avoir tué père et mère, demande la compassion du tribunal parce qu’il est devenu orphelin » !
Mais plus sérieusement, la qualité de houtspa semble être évoquée pour la première fois dans le Talmud de Jérusalem[1], à propos de la terre d’Israël qui, malgré la dévastation reste fertile, une forme de résilience de la terre, qui relève la tête dans l’adversité, qui malgré l’aridité continue de produire, comme une petite fleur pointant sa corolle hors de la terre du désert craquelée par la sécheresse, celle qui a eu la force de s’affirmer défiant tous les éléments contraignants. Voilà ce qu’est la houtspa : lorsque tout le monde disait que c’était impossible, la petite fleur délicate a la houtspa d’être et d’exister, là où tous les experts interrogés s’accordaient pour crier l’impossibilité, elle a soufflé son âme, fait poussé dignement sa tige et dit : je suis là au nez et aux yeux de tous les détracteurs ! Une contradiction solitaire et insolente, qui défie les préjugés, les « ça ne marchera pas !», têtue et obstinée bravant la fatalité, affirmant sa fierté d’être.
Puis le mot est utilisé dans le Talmud dans cette expression emblématique « houtspa afilou kelapé shamaya [2]» c’est-à-dire une houtspa, une effronterie, une audace, une impudence même à l’égard des Cieux, du divin. Elle désigne des personnes qui sont prêtes à défier toute forme d’autorité, au nom de la vie, de la justice, de la dignité des êtres humains, y compris l’autorité suprême. Si le mot lui-même n’est pas employé dans le contexte biblique, nombreux sont les exemples de comportements inspirés par la houtspa dans la Torah. La Bible est imprégnée de houtspa sans le savoir comme Monsieur Jourdain faisait de la prose en l’ignorant ! J’en prendrai trois exemples, d’abord le jardin d’Éden, lieu de la création, ensuite la sortie l’Égypte ou la liberté, puis enfin la ‘akeda telle qu’elle est lue par le midrash, comme une anti-soumission.
Eden, le premier lieu, le berceau de l’humanité, tel qu’ il nous est décrit dans la Torah, s’oppose et se démarque radicalement du mythe mésopotamien de la création Enuma Elish datant de deux millénaires avant notre ère, constituant sans doute le contexte de l’écriture de la Genèse. En effet, l’être humain dans le récit de le Genèse est le couronnement de la création, il n’est pas le serviteur servile des dieux, frêle embarcation subissant les sauts d’humeur intempestifs des divinités babyloniennes, jouet passif entre leurs mains. Il est au contraire dans la Genèse, le partenaire de la création aux côtés de Dieu. On pourrait déjà dire eze houtspa ! Quel toupet ! Mais encore davantage, comme le disent les Pirkei avoth, au nom de Rabbi Akiva[3] : « non seulement Dieu a créé l’être humain à son image betselem elohim, mais en plus il lui a fait le cadeau de lui dire qu’il avait été créé à son image ». L’interprétation rabbinique du mot la’assoth[4] « pour faire », à la fin des quelques versets nous expliquant que Dieu a arrêté son œuvre de création pour instaurer le shabbath, est encore plus audacieuse : Dieu s’est arrêté de créer pour que les êtres humains poursuivent son œuvre ! Nous voilà donc, non plus des créatures soumises et terrorisées par la peur des caprices des dieux comme dans le mythe mésopotamien mais promus au rang prestigieux de partenaires shoutafim[5] dans la création, marchant bestel elohim dans l’ombre de Dieu.
Et Dieu, immédiatement après avoir créé le monde, créé le shabbath, la possibilité – non plutôt l’imposition du retrait. Une fois par semaine, toutes les hiérarchies sont abolies, plus de maitre, plus de serviteur, tous sont libres même Dieu, d’humer la vie, de la sanctifier, tous les rapports de subordination sont effacés, le temps d’un jour, un jour de délices. Et Dieu se soumet à sa propre loi. Aucun législateur ne peut y échapper, Dieu montre l’exemple et prend notre main pour se promener dans l’univers d’une création en devenir. Main dans la main, kiveyakohl, pour ainsi dire, ils contemplent leur œuvre commune. L’idéal de la toute-puissance est non pas d’occuper le terrain et de soumettre l’autre mais au contraire de lui laisser un coin de makom, partager son lieu ou sa part de divinité, laisser à l’autre la place de s’épanouir au meilleur de lui-même. Imaginez ce modèle pour tout dirigeant de n’importe quelle entreprise humaine, état, société, communauté. Le « je » pour être divin doit laisser sa place à l’autre ! « Après vous » disait Lévinas, est une formule qui résume le plus haut degré de l’éthique de l’humanité. Et lorsque c’est Dieu qui dit à l’être humain « après vous », cela laisse une place non négligeable à la houtspa humaine !
Le texte de la Genèse s’affirme comme une évidence et dans son hypothèse de départ de ce tissage humain-divin désormais de la création, il est déjà impudent mais sa lecture et son interprétation, dans la même veine peuvent être houtspadik aussi – la tradition orale emboitant le pas à la tradition écrite, la suivant dans son audace. Reprenons en effet le texte : Adam, représentant l’essence humaine est placé au milieu du jardin. Dieu lui dit qu’il a le droit de se nourrir de tous les arbres du jardin sauf d’un. Vous connaissez la suite… ce qui est étonnant ce sont les lectures qu’en ont faite les différentes religions pour justifier un comportement souhaité. Chez certains le péché originel, la faute a eu pour conséquence une condamnation rédhibitoire dont l’humanité ne peut s’absoudre sans intervention surhumaine. A l’inverse cette même faute, souvent d’ailleurs minimisée par l’appellation « faux-pas », est lue dans notre tradition juive comme un glissement nécessaire, une désobéissance salutaire. Adam a désobéi à Dieu, Eve aussi et le serpent : « même pas grave ! », dit la tradition juive, prenant sans ambages le contre-pied du texte biblique ! L’arbre de la connaissance du bien et du mal, il fallait bien que l’être humain en mange, sinon il n’aurait pas été responsable. Ce qui fait d’Adam un être pleinement humain, c’est précisément sa capacité à désobéir ! Comme l’explique Frédéric Gros dans son livre « Désobéir »[6] : « Celui qui obéit par excellence c’est l’esclave. […] Etre soumis, c’est être prisonnier d’un rapport de forces qui subjugue, fait plier, aliène au sens propre. Soumis, je suis sous l’entière dépendance de l’autre qui commande, décide, hurle ses ordres, brise les reins et les volontés » et voilà précisément ce que la Torah veut abolir : la dépendance totale. Le principe de désobéissance rend la liberté de choix possible, le libre-arbitre sans lequel Adam ne peut être responsable de ses actes.
Et voici ce qui nous fait voyager de l’Éden à la sortie d’Égypte, de la Genèse à l’exode : Dieu se présente encore et toujours comme un Dieu libérateur, d’abord en ayant institué le shabbath comme fête de la liberté, mais aussi comme libérateur d’Egypte, véritable leitmotiv de la tradition « asher hosetikha meerest mitsrayim »[7] qui t’a fait sortir littéralement de la terre d’étroitesse, toi précisément et le « je » ne peut se noyer dans un « nous » collectif qui abolirait toute responsabilité individuelle. Dieu est un principe libérateur qui libère les gorges serrées d’une soumission aveugle à l’autorité, qui permet à l’être humain de déployer ses ailes, et d’accéder à la connaissance, l’arbre de la connaissance. Parce qu’il est plus important d’y accéder que d’obéir à un pouvoir divin. Edmond Fleg clamait : « je suis juif parce que la foi d’Israël n’exige de mon esprit aucune abdication »[8]. Le Dieu de la Genèse donne l’immense capacité à l’être humain d’être responsable de ses actes en ce qu’il peut accéder à la connaissance, ainsi il est « presque comme nous[9] » keehad mimenou dit le texte « connaissant le bien et le mal ». Dieu en est fier comme tout parent qui voit ses enfants grandir, ou tout professeur qui voit son élève prendre des décisions autonomes. Dieu ne veut pas tout contrôler, le retrait signifie cela, le partage de la capacité créatrice, de la perfection du monde et de la connaissance. L’accession au savoir est la clé du partage du pouvoir. On sait que dans les sociétés tyranniques, on tient dans l’ignorance la plupart des administrés pour asseoir un pouvoir. La quête de la connaissance commence au jardin d’Eden, dans la désobéissance, elle aussi et se poursuit hors d’Égypte.
Chercher la connaissance, n’est-ce pas aussi ce qui fait de l’humain un humain ? La connaissance, oui mais pas n’importe comment, il ne s’agit pas d’une absorption passive de discours fermés d’un professeur autoritaire dont la pensée se présenterait comme une vérité unique. « La vérité, écrit le rabbin Edward Feinstein, n’est jamais reçue passivement. Le sens ne se révèle que lorsque le lecteur s’engage dans le texte comme partenaire actif de la construction de sa signification »[10]. Le mode de pensée talmudique est en effet, le mode de la contradiction, il faut dire et contre-dire. Meidakh gissa d’un autre côté, yesh omerim certains disent, ne pourrait-on pas penser que ? Toutes ses expressions de contradiction sont la trame de l’esprit talmudique. Les idées sont tordues dans un sens puis dans l’autre comme un linge essoré qui n’a pas donné ses dernières gouttes, fait sortir ses larmes dissimulées, sa rosée enfouie, son suc régénérateur. Hafokh vehaforkh ba dekoula ba[11], dit Ben Bag-Bag on tourne et retourne le texte, car tout s’y trouve, on le relit, on le réinterprète sans cesse et à chaque génération. Et la question koushia à la base du raisonnement, est l’essence de la houtspa. La question est la capacité immense de s’introduire dans la pensée de l’autre et de s’y faire une place aussi. J’insinue et je m’insinue, ouvrant une brèche, apportant la lumière de mon âme immanquablement différente de celle de l’autre, professeur ou élève, lumière légitime et justifiée parce qu’elle aussi provient d’un être créé à l’image de Dieu. Cela ne signifie pas que tout se vaut et que toutes les idées sont bonnes, cela signifie que la remise en cause et le questionnement sont par principe toujours bienvenus. Une pensée pour ne pas être tyrannique ou totalitaire doit s’ouvrir, se frotter à l’autre qui la remet en cause, avec bienveillance, pas comme Korah mais comme Hillel et Shammaï, avec un immense respect pour celui ou celle qui enseigne mais aussi pour celui ou celle qui apprend.
Et celui qui ne sait pas encore questionner, le quatrième enfant de la Aggada du récit du soir de Pâque, on lui apprend. Petah lo, on l’incite à poser une question. A l’inverse, l’Égypte est le lieu de l’absence de questions, on y courbe l’échine même si l’ordre est absurde. C’est précisément pour cette raison, que lorsque l’on fuit l’Égypte, on ne fuit pas les questions, on les accueille, on les suscite même. Rashi dit que le texte nous appelle darsheni[12] dit le verset, interprète moi ! Prête ton souffle à la lettre pour la rendre vivante, comme Dieu a insufflé en toi ta neshama[13], ta respiration, ton âme. Face à la question posée par l’enfant, pas d’évitement donc, on tente de répondre : « quand ton enfant te demandera »[14], tu diras, tu raconteras, nous dit la Torah : l’enfant est le symbole de la fragilité, de celui vers lequel on se penche pour écouter sa question. La Torah nous enjoint d’être attentif à cette parole de la fragilité, de ceux qui ne sont souvent pas considérés, celle là est plus importante que celle des puissants et des donneurs d’ordre parce que c’est celle que l’on n’entend pas dans une société bruyante, ivre d’efficacité et de déférence à ceux qui sont proches de l’Olympe. La question de l’enfant, il ne faut pas la rejeter par un « c’est comme cela », il faut prendre le temps d’expliquer lilmod oulelamed [15]d’apprendre et d’enseigner, c’est grandir et faire grandir dans son humanité. L’enfant, le plus faible d’une société, celui qui n’est pas actif et ne produit pas, la veuve ou l’étranger, l’indigent, tous ceux qui sont aux bans de la société, les oubliés, sont placés au centre, deviennent la préoccupation de tous. La question nous rend égaux en quête du savoir, la main tendue vers l’arbre de la connaissance. Je me souviens de la parole humoristique du Grand rabbin de France Haïm Korsia : « nous les juifs, nous avons toujours eu des problèmes avec les pyramides ». La pyramide se maintient en effet parce qu’en bas d’une hiérarchie, on exécute les ordres sans poser de questions. Cela est impossible dans la pensée juive : museler les questions, c’est priver de liberté et réduire en esclavage. Dans la question se niche un vent de désobéissance, de houtspa que nous saluons comme le parfum de la liberté.
Adam est partenaire de la création et a accès à la connaissance. Sa nature humaine se forge dans la désobéissance, mais que dire de Moïse ? Le héros du peuple hébreu lui aussi vient au monde grâce à la désobéissance des sages femmes, ces femmes, sages de la sagesse de l’éthique qui risquent leur vie pour la vie, qui lorsque le système leur impose un acte inique et sanguinaire, savent opposer un non à la tyrannie, face à l’ordre de mort du Pharaon. Ainsi depuis les sages femmes hameyaledoth, littéralement celles qui donnent naissance, personne ne peut dire « j’ai reçu un ordre et je l’ai exécuté », que lorsque j’ai obéi, je me déresponsabilise, ce qu’avait dit Adam aussi : ce n’est pas moi c’est l’autre, ou lehavdil, des tortionnaires pour leur défense. « Je n’ai fait qu’obéir à des ordres ». Cette phrase assassine qui abdique toute responsabilité. « Là où il n’y a pas d’humain, efforce-toi d’en être un » ouvimekom shein anashim histadel lihioth ish[16] disait Hillel, cela signifie que dans une chaine d’obéissance le sujet ne doit jamais disparaitre, le « je » ne doit jamais se dissoudre dans un « nous » en devenant le simple rouage d’une mécanique qui le dépasse. Être humain, au plein sens du terme, c’est maintenir sans cesse en éveil l’éventualité de la désobéissance, cette capacité de dire non, face à un ordre mortifère ou inique. En cela, la désobéissance est le garant de l’éthique et de la responsabilité.
Mais après l’Éden et la sortie d’Égypte, on pourrait opposer l’épisode de la akeda, la ligature d’Isaac, que nous lisons année après année à Rosh hashana, qui serait une louange à l’obéissance ? Une fois encore la lecture qu’en font les rabbins est audacieuse : le seul texte qui pourrait contenir une idée de soumission totale à la volonté divine, une « suspension téléologique de l’éthique » comme le disait Kierkegaard est radicalement revisité. Dieu demande à Abraham un presque-sacrifice de son fils, nous dit la Torah. Déjà à Sodome et Gomorrhe, Abraham avait discuté de la décision divine de détruire ces deux villes, rappelant à Dieu qu’Il se devait observer une justice que lui-même avait instaurée, un peu comme un élève qui rappellerait à son professeur la loi qu’il avait lui-même édictée. Et cette houtspa qui a séduit les rabbins, ils l’appliquent à cet épisode de la ‘akeda, la ligature dans le midrash Tanhouma. Au moment où Dieu envoie un ange pour arrêter la main d’Abraham qui tient le couteau au-dessus de la gorge de son fils, Abraham, dit le midrash, refuse d’écouter l’ange. Il dit à Dieu : « c’est toi qui m’as donné cet ordre de sacrifier mon fils, c’est toi qui doit te dédire ». En d‘autres termes, ne demande pas à un subalterne, de faire ton travail à ta place ! Dieu forcé par Abraham entre en scène, puis Abraham parle à Dieu ainsi : « ne m’as-Tu pas promis que mes descendants seraient aussi nombreux que les étoiles ? » « Oui, répond Dieu, j’ai promis cela ». « Et ces descendants, reprend Abraham, seront-ils les miens seulement ou aussi ceux d’Isaac ? » « Aussi ceux d’Isaac », répond Dieu. Abraham poursuit: « j’aurais pu te montrer avant tes contradictions mais je me suis tu, j’ai contenu mon chagrin, je veux que tu me promettes maintenant quelque chose : lorsque dans l’avenir mes enfants et les enfants de mes enfants a travers les générations transgresseront ta loi, et ta volonté, tu ne diras rien non plus et tu leur pardonneras ! Ainsi soit-il, dit Dieu : qu’ils racontent cette histoire et ils seront pardonnés ».
Quel midrash sidérant ! Non seulement Abraham convoque Dieu et renverse le rapport de force mais il démontre à Dieu ses contradictions. Il apparait comme plus sage que Dieu. Il poursuit lui faisant un chantage, et le contenu de ce chantage, est : puisque tu es incohérent, tu dois pardonner l’incohérence de tes enfants, accepte qu’ils te désobéissent ! Je t’ai pardonné, Tu dois nous pardonner. Ainsi chaque juif relatant la mise en difficulté de Dieu par Abraham sera pardonné. Le midrash transforme cet épisode non pas en éloge de la soumission mais en louange de la désobéissance. La houtspa d’Abraham sera transmise de génération en génération et l’on devra retenir que le principe d’autorité cède sa place devant celui de justice !
Mais dès lors que l’on célèbre la houstpa, cela signifie –t-il qu’il faut faire fi de toute de tout ordre et d’obéissance. Certes non, le judaïsme se structure autour de la notion de loi halakha et d’ordre seder. Mais c’est la sagesse et la connaissance qui sont les critères ultimes de décision, la dignité de tous, la recherche d’une éthique infinie à laquelle toute autorité humaine ou divine doit se soumettre. Notre motivation doit être la construction d’un monde meilleur et non la recherche du pouvoir. Si, comme nous l’avons vu, Dieu est capable de laisser la place pour partager son pouvoir de création, c’est que nous pouvons tous le faire. En faisant de nous des partenaires de la création au jardin d’Éden, en sortant continuellement d’Égypte tout en nous donnant la possibilité de toujours répondre non aux pouvoirs tyranniques, et enfin en célébrant la désobéissance d’Abraham, le judaïsme fait de la houspa, de cette audace infinie, la pierre angulaire de notre humanité, celle qui fait de l’être humain une question permanente posée à Dieu et aux autres humains.
Le rideau se refermait sur la représentation des tsofim, les scouts, le groupe les plus âgés des enfants de Mahanetzer. Voilà que pour la dernière représentation, ils avaient choisi de faire une improvisation : il fallait remplacer le professeur de théâtre qui était vraiment, selon eux, trop incompétent. Ils avaient osé … eze houtspa ! Quel toupet ! Jusqu’à ce que l’on apprenne que l’idée venait du professeur lui-même qui la leur avait suggérée et riait sous cape… au fond peut-être que la vie est comme une scène de théâtre et nous, les acteurs, improvisons. Nous nous plaignons sans cesse, et nous prenons le scénario en main. Nous faisons sortir Dieu de la scène. Il tombe des planches et devient spectateur, une nouvelle version du jardin d’Éden. Dieu fait semblant d’être offusqué alors que c’est Lui qui l’avait suggéré et Dieu dit : eze houtspah, avec un sourire de fierté et de joie qui se dessine à la commissure des lèvres divines qu’il n’a pas, devenues les ourlets du rideau autour d’une nouvelle scène de désobéissance.
Rabbin Pauline Bebe
[1] TB, Taanit 4, 69a
[2] TB, Sanh.105a
[3] Cf. M. Avoth 3 :18
[4] Gen. 2:3
[5] Mekhilta Yitro et Bereshit Rabba
[6] Frédéric Gros, Désobéir, Albin Michel, Flammarion, 2017, p.41
[7] Par exemple Exode 20: 2
[8] Edmond Fleg, Pourquoi je suis juif ?, 1928
[9] Gen. 3:22 où il est écrit « comme nous » connaissant le bien et le mal et Psaume 8 :6 « presque divin »
[10] The Chutzpah imperative, Jewish Lights Publishing, p. 83
[11] M. Avoth 5 :25
[12] Sur Gen.1 :1
[13] Gen. 2 :7
[14] Exode 13 :14
[15] M. Avoth 4 :5, repris dans la liturgie du matin
[16] M. Avoth 2 :6