Erev Rosh Hashana 5777 – dimanche 2 octobre 2016
Les événements de l’année passée nous ont laissé étourdis, le gout métallique des armes et du sang dans nos bouches, et les questions ne cessent de résonner dans nos cœurs et nos esprits. Comment a-t-on pu en arriver là ? Comment a-t-on laissé se développer des extrémismes sanguinaires au sein d’une société éprise de liberté qui lutte depuis plus d’un siècle contre toute forme d’obscurantisme, d’intégrisme, de racisme, d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie ? Comment accepter que des personnes aient été tuées parce qu’elles étaient juives, militaires, policiers, parce qu’elles maniaient l’humour, parce qu’elles écoutaient de la musique à un concert, dansaient dans une discothèque gay, des femmes parce qu’elles portaient un bikini, un prêtre qui prononçait la messe dans une Eglise, des familles qui célébraient le 14 juillet ?
Deux visions du monde semblent s’opposer, la sainteté de la vie contre la sacralisation de la mort. Tout se passe comme si l’on revivait la lutte des divinités grecques Éros et Thanatos, combat fratricide impitoyable entre l’amour et la mort. On accuse souvent la religion d’être à la source de toute violence, même si l’on sait que les sociétés sans religion ont été tout aussi cruelles que les autres et que les religions sont dévoyées quand elles sont invoquées à l’appui d’actes criminels. Lorsque l’on analyse la différence entre toute forme de fondamentalisme ou d’intégrisme et des spiritualités sources de liberté, un élément parait incontournable. Cet élément attise les foudres du fondamentalisme, il ne le connait pas, ne le reconnait pas comme une forme valide d’expression – je veux parler de l’ironie, de la capacité à rire de soi et des autres, de cette distance qui permet la critique, de cette critique qui permet le rire.
Si tout n’a pas commencé par une caricature, le trait de crayon moqueur a pourtant joué le rôle d’un objet pointu attirant les foudres de l’extrémisme. Ainsi, l’ironie sur des sujets dits sérieux n’est-elle pas au centre des débats ? Nous devons nous poser la question : l’ironie est-elle destructrice de valeurs ou au contraire met-elle en exergue de manière salutaire les distorsions de la pensée et de l’esprit ? Le monde souffre-t-il de trop de gravité ? Faut-il retrouver cette légèreté de l’être pour être pleinement humain ? Au fond si la possibilité de rire se retrouve au centre des débats sur la sainteté de la vie, c’est peut-être que dans un éclat de rire, une pirouette ironique, se trouve l’expression de la liberté ultime, la capacité essentielle à remettre en cause une idée et à ne pas l’absorber sans mot dire. N’avons-nous pas résisté nous juifs, à toutes les formes d’obscurantisme et de tyrannie par l’ironie, cette propension à trouver des double-sens à tout énoncé, à tordre les mots, les tordre de rire ?
« L’ironie, écrivait Vladimir Jankélévitch est le pouvoir de jouer, de voler dans les airs, de jongler avec les contenus soit pour les nier, soit pour les recréer ». Et tout cela commence dans la Genèse où le contenu de l’interdit divin de ne pas consommer de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, les paroles attribuées à Dieu sont distordues et ainsi le seul fruit interdit est consommé, ce qui met d’emblée Dieu dans une situation d’être la « toute puissance » qui n’a pas empêché l’être humain de désobéir, une situation comique comme celle de voir tout enfant désobéir sciemment à ses parents qui perdent la face. Si je me permets ce jeu de mots, Dieu perd la face au moment même où Dieu veut asseoir son autorité. C’est peut-être pour cette raison que Dieu est invisible… Mais la question est de savoir précisément si cela n’est pas fait exprès, car cette situation ironique revient régulièrement au fil des pages de la Bible, comme si l’on voulait nous dire qu’être pleinement humain, c’est pouvoir échapper à Dieu, rire de Dieu et que Dieu n’attend qu’une chose, c’est que l’être humain rit de Lui. La figure de Dieu peut être tournée en ridicule pour défendre la liberté humaine qui la dépasse parce que précisément Dieu préfère la liberté aux faux semblants, fait passer l’essence avant l’apparence, l’éthique devant le blasphème. Ainsi lorsque Dieu demande à Adam « ou es-tu ? »(Gen. 3 :9), ayeka comme si Dieu ne le savait pas, Adam répond non pas pour se dévoiler mais se dérober, non pas pour se mettre à nu mais se dissimuler en disant « j’étais nu, je me cachais »(Gen.3 :10), et il se cache doublement dans l’espace et par la parole, comme s’il pensait qu’un simple buisson pouvait occulter le regard divin.
Cela prouve derekh hagav, soit dit en passant que la pudeur n’est pas exclusivement féminine comme certains le prétendent, que la femme ne doit pas se cacher du regard de l’homme, mais que tous deux, hommes et femmes doivent se préoccuper de leur responsabilité éthique plutôt que de leurs vêtements. Si je continuais, je pourrais même dire qu’Adam et Eve portaient les premiers bikinis de l’histoire confectionnés dans des feuilles de figuier et que Dieu n’en a pas eu l’air offusqué ! Le corps humain n’est-il pas une création divine ? Le vêtement lui-même est une ironie, begued, l’habit en hébreu signifie la tromperie, s’habiller c’est changer son apparence ou ironiser sur soi. Le vêtement donne à voir l’image que l’on veut donner de soi, il est à la fois révélation et dissimulation, voile et dévoilement. Et les discours sur les vêtements sont eux aussi trompeurs car lorsque l’on parle de pudeur ou de modestie, il s’agit souvent en réalité de privation de liberté, d’humiliation et d’assujettissement dans un monde encore outrageusement patriarcal.
Adam répond à la question comique de Dieu « ou es-tu ? » par une autre forme d’ironie : il rejette la responsabilité de la faute en disant « ce n’est pas moi, c’est l’autre », « c’est elle, la femme que tu m’as donnée »(Ibid. 3 :12). On retrouvera ce même procédé plus tard dans l’Exode entre Dieu et Moïse qui se défausse chacun sur l’autre de la responsabilité de la faute du veau d’or (Ex 32 :4-6) « Dieu dit c’est « ton peuple » et Moïse rétorque « non c’est ton peuple, c’est toi qui l’as sorti d’Égypte », comme deux parents qui rejettent chacun la responsabilité des bêtises de leurs enfants. L’ironie est présente dans la Torah dès les premiers instants de l’histoire humaine. Et si le poète Baudelaire voit le rire déjà présent dans le pépin de la pomme du jardin d’Éden, il l’attribue à l’effet du diable tandis que dans la tradition juive, le fruit n’est pas seulement malum, le mal, il est celui de la connaissance du bien et du mal. Avec la liberté et la responsabilité, vient le rire, la possibilité de prendre une distance, de surprendre, d’étonner, la possibilité que la créature échappe à son créateur parce que précisément elle est libre.
Et ainsi le rire et l’ironie se sont transmis de génération en génération comme le rire d’Abraham et de Sarah dont les échos résonnent encore chez tous ceux qui remettent en cause la parole divine. Imaginez un instant, Dieu vous parle et vous éclatez de rire en disant : ce n’est pas possible, tu as beau être Dieu, nous sommes trop vieux pour avoir des enfants ! Ici non plus Dieu ne prend pas mal ce rire incrédule même si pour cette fois dans le récit, c’est Dieu qui rira le dernier et l’enfant s’appellera Itshak, il rira ! Comme si Dieu était le premier comique de l’histoire, faisant rire l’être humain et l’invitant à rire de Lui. Le texte nous met à la fois dans une situation où le lecteur peut rire du Créateur, et le Créateur peut rire des êtres humains à son tour dans une remise en cause réciproque, une ironie en miroir. Mais il s’agit plutôt là d’un rire avec, un rire de partage, d’étonnement et de surprise mutuelle, un rire qui dit : si tu peux rire de moi, je peux rire de toi, rions ensemble ! Jamais, faut-il le souligner, Abraham et Sarah ne seront condamnés pour leur rire ; le doute de la parole divine contre-nature est non seulement compris mais encouragé parce que le doute est le chemin de la raison, le rire celui de la prise de conscience de l’inouï. Le rire d’Abraham et de Sarah pourrait presque être traduit par le rire de la science face au miracle. Albert Einstein n’est-il pas représenté en riant, associant le génie et l’humilité il dit : « L’escalier de la science est l’échelle de Jacob, il ne s’achève qu’aux pieds de Dieu. » « Quiconque prétend s’ériger en juge de la vérité et du savoir s’expose à périr sous les éclats de rire des dieux puisque nous ignorons comment sont réellement les choses et que nous n’en connaissons que la représentation que nous en faisons ». Le rire est non seulement celui de la remise en question mais aussi celui de l’humilité et de l’indépendance d’esprit. Et le scientifique n’a-t-il pas raison d’affirmer qu’« Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome. » ?
Car les préjugés sont aussi des idoles. L’ironie est une arme qui peut être acerbe et nécessaire pour s’élever contre tout système totalitaire. Si la liberté de rire est celle de la liberté d’exprimer une distance comme le disait Bergson, le premier hébreu s’inscrit dans un voyage, un éloignement, une prise de distance comme celle de toute enfant qui grandit, mais peut-être encore plus radicale et définitive. « Lekh lekha »(Gen.12 :1) dit l’Eternel à Abraham, « va pour toi ». N’est-ce pas l’encouragement à la connaissance vers un chemin de liberté et de responsabilité ? Le midrash emploie l’humour pour nous l’enseigner. Ce même Abraham à qui son père avait confié son magasin d’idoles, a brisé les idoles de son père, a mis dans les mains de la plus grande une hache et a prétendu que les statuettes s’étaient battues entre elles. L’image moqueuse de la parabole est celle que des générations d’enfants et d’adultes retiendront. On imagine même le père d’Abraham rire devant la mise en scène de son fils. Et quand l’enfant fait rire le parent, il l’a déjà dépassé. Par l’ironie, le midrash démontre le monothéisme, et souligne l’absurdité de donner du pouvoir à des objets, quand bien même, pourrait-on dire ces objets sont ils des livres ou des mots, qui eux aussi peuvent êtres des sujets d’idolâtrie. A nouveau, le midrash joue d’ironie avec cette matrone romaine qui essaie de constituer des couples de manière mécanique et se retrouve avec des bras cassés, des pieds foulés, des mains écrasés. Tout cela pour nous dire que la constitution d’un couple est un pari et qu’elle tient du miracle car, même pour Dieu, poursuit le midrash, bâtir un couple est aussi difficile que la séparation de la mer des joncs ! Dieu se plaint des couples, ce qui nous donne la permission de nous en plaindre aussi ! La caricature est un moyen de déconstruire des préjugés, des idées reçues, de faire face à une réalité imparfaite. Et si l’on souligne un trait, que l’on défigure en ironisant, c’est pour attirer l’attention sur un travers que l’on dénonce. L’ironie, la brisure des idoles est le refus du tabou, l’affirmation que rien ne peut échapper à la quête de la justice et de l’humanité, même pas Dieu qui est sujet et objet d’ironie ! Le Psaume nous dit en effet que cette activité ironisante est pratiquée par Dieu : (Paume 2 :4)«yoshev bashamayim yishak, Adonaï yl’ag lamo » celui qui réside dans les cieux rit, l’Eternel se raille d’eux »…L’ironie qui appartient à la déconstruction est un procédé divin qui consiste à prendre une distance avec des théories de ceux qui veulent nous briser. L’ironie permet la lutte contre les injustices, les incohérences, les absurdités. Dieu en rit, nous devons l’imiter !
Et l’humour est un ingrédient essentiel à l’enseignement : il est utilisé aussi comme un procédé d’apprentissage talmudique, lorsque par exemple Rabbi Jérémie(BB23b), connu pour son sens de l’humour décalé, se fait renvoyer momentanément de la maison d’études. En effet les élèves étudient la Mishna suivante : « si l’on trouve un oisillon à cinquante coudées d’un pigeonnier, il appartient au pigeonnier, si on le trouve au-delà des cinquante coudées, il appartient à celui qui l’aura trouvé ». Rabbi Jérémie pose alors la question : Et que se passe-t-il si une pate de l’oisillon se trouve en deçà des cinquante coudées et l’autre au-delà, quelle est la loi ? ». Une manière de railler un côté parfois trop pointilleux des rabbins. Et si le Talmud maintient cette histoire en son sein, c’est bien pour nous faire rire avec Rabbi Jérémie et non pas contre lui. On se sent proche de l’irrévérence, de celui qui a osé remettre en cause la parole du Maître, car il exprime sa plus grande liberté d’être aussi, à l’égal du maître un interprète de la loi, dans une tradition qui ne rend pas hommage au statut mais à l’esprit pétillant et à la sagesse.
L’ironie est par conséquent la célébration de l’irrévérence : pouvoir contrer n’importe quel despote, et c’est précisément pour cette raison que nous avons le droit et je dirai même le devoir de rire de Dieu. Pensez à ce geste que j’ai appris d’un de mes maitres le rabbin André Zaoui (z »l). Lorsqu’il récitait la bénédiction à propos de Dieu sur le vin pendant la havdala, il penchait son visage et contemplait son reflet, puis il éclatait de rire. Pourquoi ? M’avait-il expliqué, parce qu’il est dit que nous avons tous été créé « à l’image de Dieu »(Gen. 1,27) et si l’on regarde le résultat, on peut en rire. En faisant ce geste, il riait de lui-même et aussi de la bonne plaisanterie que Dieu nous avait faite en « nous créant à son image », il riait du décalage entre la promesse de l’image et la réalité ou comme le dit l’écrivain israélien Meir Shalev, il riait « des défauts de fabrication ». Car celui ou celle qui ironise, s’il ne le fait pas cruellement, sur lui-même ou sur l’autre, élève en réalité l’auditeur. Il le rend complice d’un bon mot. Le mot ironie vient d’ailleurs du Grec euronia qui signifie l’interrogation. Socrate tout comme les rabbins, l’employait souvent, pour élever son interlocuteur, montrer la différence entre les mots et la pensée et ainsi inspirer une écoute critique et irrévérencieuse.
Car si l’ironie est déconstruction, irrespect, distance, elle est aussi reconstruction. Elle ne véhicule pas seulement la brisure d’idoles mais aussi la reconstruction de valeurs qui la dépasse. « L’ironie, ne serait-elle qu’un des visages de la sagesse » écrit Jankélévitch. Elle est déjà une forme d’allégorie, la capacité de s’exprimer sous cape, je me souviens de la lettre d’un enfant à Dieu « que penses-tu de ceux qui ne croient pas en toi, un ami voudrait le savoir ? ». L’ironie est la capacité d’avancer masquer pour que l’autre découvre ce qui se cache derrière le masque, de s’exprimer à demi-mots, sans tout dire, avec des points de suspension dans lesquels l’interlocuteur peut entrer, virevolter, danser. L’auditeur interprète, il ne répète pas sans comprendre comme des discours tout faits ou des dogmes, des éléments de langage, il s’approprie le message en le transformant. La parole le rend responsable de sa propre interprétation plutôt que de lui refuser toute liberté de pensée. Comme l’ironie joue sur les ambigüités, les demi-mesures, l’interlocuteur est d’emblée salué et invité à une écoute intelligente, une écoute à plusieurs degrés, entre les lignes, est élevé au-delà d’une lecture à la lettre. Elle est l’au-delà de la littéralité, l’impossibilité d’une lecture fondamentaliste. « L’ironie ne veut pas être crue mais comprise » explique Jankelévitch (p.60), c’est-à-dire interprétée et voilà une des différences essentielles entre le discours trop sérieux et exalté du fondamentaliste et l’évocation ironique de l’esprit. Il ne s’agit pas de croire mais de comprendre, il ne s’agit pas d’assener mais d’évoquer, il ne s’agit pas de marquer à gros traits mais d’esquisser, d’absorber mais de goûter, mâcher, digérer et rejeter ce qui est nocif. L’ironie questionne et ne donne pas de réponse, le discours tragique tue celui qui n’y croit pas, il fait des victimes pas des vivants. Il fige les lettres au lieu de les faire vivre et danser. Le texte vivant et humoristique attend le souffle du lecteur pour se déployer.
Observons ces personnages bibliques comme Bilam ou Jonas. Bilam le grand prophète spécialiste des invocations, embauché par Balak le roi qui veut la défaite des enfants d’Israël, se voit recevoir des leçons par son ânesse. Le texte nous montre que les plus grands ne détiennent pas la sagesse. Ou encore Jonas qui lorsque Dieu l’appelle, part en sens inverse, n’est pas du tout convaincu par la tâche qui lui est confiée, harangue à contrecœur la ville de Ninive pour lui demander de faire teshouva, de se ressaisir, et dans un discours de cinq mots obtient ce que la plupart des grands prophètes n’ont jamais obtenu par de longs discours. Ces antihéros bibliques nous apprennent précisément à ne pas nous prendre au sérieux. Et d’âge en âge ces antihéros se multiplient. Au moyen-âge, dans le monde hassidique de Helm également, on ne se prend pas au sérieux, mais finalement c’est toujours pour enseigner la sagesse. Prenons l’histoire de cet habitant de Helm qui, décontenancé, court chez le rabbin parce que cela fait trois mois qu’il habite avec sa femme et qu’elle vient d’accoucher. Le rabbin lui dit : « tu ne connais rien à ces choses » et il l’interroge : « cela fait trois mois que ta femme vit avec toi ? » « oui, dit le jeune homme », « et cela fait trois mois, que tu vis avec elle ?», « oui dit le jeune homme », « et cela fait trois mois que vous vivez ensemble ?, « oui répond-il à nouveau ». Le rabbin reprend donc : « trois plus trois plus trois cela fait neuf mois ! ». Et le jeune homme repart rasséréné ! Et voila comment grâce à l’ironie une histoire potentiellement compliquée devient simple ! L’ironie sauve de la gravité, elle souligne les rayons de soleil dans un ciel sombre. Y compris sur les sujets les plus sérieux comme celui de trouver un sens à la vie. Lorsque Léonard Zelig, personnage du film qui porte son nom, entre dans une synagogue pour s’interroger sur le sens de la vie, on lui répond en hébreu. Il n’est pas très avancé puisqu’il ne comprend pas la langue, et la réponse reste énigmatique, mais peu de temps après il comprend qu’on lui demande 600 dollars pour la lui enseigner. Pas cher pour savoir quel est le sens de la vie ! D’ailleurs nous avons des cours à vous proposer…
En faisant usage d’ironie, en nous moquant de nous-mêmes, nous élevons donc celui avec qui nous partageons le rire, nous lui donnons la possibilité de contredire, l’ultime liberté d’être un protestataire. Woody Allen fait dire à un de ses personnages « c’est vous qui affirmez que je suis athée, Dieu me considère comme un membre loyal de son opposition ! ». Dans cette réplique, on peut lire de l’irrespect mais aussi que Dieu a besoin des athées pour être un Dieu démocratique et non tyrannique. Et si la contradiction est nécessaire à l’usage de la raison, Dieu doit accepter d’être contredit comme lorsqu’Abraham s’insurge contre la décision de Dieu de détruire Sodome et Gomorrhe dans cette phrase extraordinaire hashofeth kol haaretz lo yaassé mishpat ? (Gen.18 :25) Le juge de toute la terre n’accomplirait pas la justice ? C’est-à-dire que Dieu ne peut pas édicter des règles auxquelles Dieu ne puisse se soumettre. L’histoire du four d’Akhnaï va encore plus loin : lorsque Rabbi Eliezer invoque Dieu pour lui donner raison, Rabbi Josué dit « la Torah n’est pas dans le ciel » le bashamayim hi et les miracles sont ignorés. Dieu est remis à sa place et les rabbins lui disent de rester où il est et de ne pas intervenir dans des débats humains ! Autrement dit, les rabbins disent à Dieu « mêle toi de tes affaires » et qu’en pense Dieu, dit le prophète Eli : il en rit « mes enfants m’ont faire rire !(Baba metsia 59b). Un texte incroyable car il implique que même si l’on a raison, on ne peut invoquer Dieu, ce qui place tout discours au nom de Dieu dans la sphère du blasphème, comme si Dieu disait « surtout évitez de parler en mon Nom ! ».
Et paradoxalement l’amour et l’irrévérence s’inspirent et se nourrissent. Car rire ensemble n’est-ce pas la prémisse de toute forme de séduction ? Si l’amour et l’humour sont proches, ce n’est pas forcément qu’il faut une bonne dose d’humour pour comprendre les histoires d’amour mais aussi qu’une nuit d’humour est proche en sonorité et en principe de cause à effet avec une nuit d’amour. « Entre l’humour et l’amour, écrit Jankélévitch, il se joue une partie sans fin, où chacun est successivement le vainqueur et le vaincu » (p.183) La capacité de rire ensemble, l’un de l’autre, est l’essence du partage et le début d’une intimité, qui peut vite finir en position horizontale ! A noter que ce n’est pas le cas d’Haman qui se laisse tomber sur le lit d’Esther dans la maison d’Assuérus, le moment est comique mais il n’assurera pas la gloire du persécuteur !
L’acte fondateur du monothéisme éthique qu’est le judaïsme est la brisure d’idoles, un acte qui n’est jamais terminé, car les idoles sont le marché qui a le plus de succès à chaque époque, idoles faites de formules et de mots, de promesses et de récompenses, de haines de violence, de sang versé et de tasses de café renversées. Et souvent les dictateurs, les terroristes se prennent trop au sérieux : « l’ironie , poursuit le philosophe, développe d’abord en nous une sorte de prudence égoïste qui nous immunise contre toute exaltation compromettante ».(p.32) Exaltés, tel est bien l’adjectif qui colle à la peau de ceux qui veulent faire la peau de ceux qui ne sont pas comme eux aussi exaltés, car le fanatisme est une réduction des points de vue multiples à un seul, unique, exclusif, il ne supporte pas la variété. Et s’il rit, il rit gros et gras, et sans nuance, il rit pour détruire et non pour construire. Il rit pour tuer et non pour vivre. L’idée même qu’un mot peut avoir plusieurs sens lui est inconnue, il vit et lit à sens unique, dans un monde ou il n’y a ni couleurs, ni nuances, que des donneurs d’ordres qui possèdent une soi disant vérité mais sont plutôt possédés par leurs discours, et des soldats de la terreur qui ont abdiqués toute indépendance de l’esprit, soumis, commis, esclaves de leurs nouveaux maîtres. A l’inverse, l’ironie est la lecture nuancée, en trois dimensions, la souplesse, la multiplicité, l’évocation, la caresse. Parce qu’un mot pour l’humoriste a toujours plusieurs sens, il n’est jamais tragique, il ne ferme jamais les portes de l’espoir. Et l‘ironie se poursuit à tous les siècles comme un fil d’espoir auquel la tradition juive s’accroche. Alors, parce que l’ironie est la preuve extrême de notre humanité et de notre liberté, qu’elle élève celui ou celle qui l’entend, qu’elle est une remise en cause nécessaire et salutaire, sachons rire de nous-mêmes, rire de Dieu et avec Dieu, rire pour déconstruire et rebâtir avec bonté et humanité, rire surtout pour que toutes les idoles et les préjugés se brisent en éclats de rire qui secouent l’humanité de sa gravité, avec amour et tendresse en tordant les mots, les tordant de rire.
Rabbin Pauline Bebe