Drasha Vayakel-Pekoudei 5780
Vendredi 20 mars 2020 (soir)
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La juste distance
Il me souvient d’un recueil de nouvelles d’Isaac Bashevis Singer qui s’intitulait « Spinoza de la rue du marché ». L’une d’elle commençait par la description d’une mouche.
La mouche était attirée par une source de lumière, une lampe posée sur une table. Elle entrait dans une danse infernale, se précipitant vers l’abat-jour, s’y cognant à répétition, repartant à distance pour y revenir dans des mouvements saccadés et irraisonnés, erratiques et désordonnés, un peu comme un amoureux fou, entêté d’amour et de désir qui se heurte à une histoire impossible, au risque de s’y brûler les ailes.
Ne sommes-nous pas ainsi, confinés cherchant la lumière de nos yeux épris de liberté, voulant sortir, vaquer, décider de quand et où nous allons, avec qui, voulant enlacer dans nos bras ceux que nous aimons ?
Le monde libre nous a habitués à penser au « je » d’abord. J’ai envie, je veux, je désire.
Aujourd’hui, dans ce sha’at hadehak שעת הדחק ce temps d’urgence qui s’est installé comme un voile obscur sur notre futur, le « je » doit se rétrécir au profit du « nous », de la communauté humaine.
Nous-mêmes par notre personne, nous pouvons et même à notre insu, causer la mort de nos proches ou d’inconnus. Nous véhiculons la potentialité de la mort, de faire du mal, sans faire exprès, mais nous pouvons faire exprès de l’éviter, tout du moins, d’être un « je » un peu moins « je », de s’effacer de s’estomper, Dieu l’a fait, nous pouvons le faire.
Comme disait ma mère, de mémoire bénie, lorsque je répliquais à une réprimande, « je ne l’ai pas fait exprès », « fais exprès de ne pas le faire » ! Alors, oui, nous pouvons et nous devons faire exprès de ne pas le faire !
En hébreu, il y a trois mots pour signifier la communauté, tsibour ציבור, kehilaקהילה et עידה‘éda.
tsibour ציבור signifie un amoncellement, un regroupement de personnes différentes, mais au lieu d’insister sur le « nous », on insiste sur le « je », comme si des milliers de visages se côtoyaient sans véritablement se voir.
kehila קהילה est la racine que nous trouvons dans la parasha de cette semaine, vayakhel ויקהל. La kehila קהילה peut se réunir pour de bonnes choses ou de mauvaises raisons. Le même verbe est utilisé pour le veau d’or éguel hazahav עגל הזהב et le Tabernacle mishkan משכן
On peut se rassembler pour détruire, on peut se rassembler pour construire.
éda עידה, c’est le groupe qui devient témoin ensemble d’un évènement qui le transforme.
Nous vivons un évènement sans précédent, même si de nombreux tourments nous ont secoués, atteints, en particulier, nous le peuple juif. Mais nous avons su y faire face, surmonter, nous relever. Parce que nous avons su réagir, nous adapter.
Nous devons le faire encore, avec tous nos frères humains. Nous devons trouver de nouveaux moyens de « faire communauté », d’être avec, à distance.
Comme l’explique Schopenhauer, les porcs épics, s’ils se rapprochent trop se blessent avec leurs épines et en hiver s‘ils restent trop à distance, ils gèlent.
La juste distance, la juste proximité sont essentielles, la capacité de se soutenir, de s’entraider, de prendre soin, de nous écrire des mots d’amour, des mots de tous les jours, d’apprendre les uns des autres, et d’affronter ensemble cette tempête.
Pekoudei פקודי, dit la seconde parasha qui conclut le Livre de l’Exode, le décompte, chacun compte, chacun est précieux, chacun de vous est un monde, chacun de vous a en lui, en elle une étincelle divine.
Prenez en soin pour que notre communauté ne soit pas juste une tsibour ציבור qu’elle se rassemble en kehila קהילה, en construisant pour faire le bien et en étant chacun témoin les uns des autres, devenant ainsi une ‘eda עידה qui nous transformera. Viendront alors « les êtres humains au cœur élevé et aux sentiments généreux » Exode 35 :21. » וַיָּבֹאוּ כָּל אִישׁ אֲשֶׁר נְשָׂאוֹ לִבּוֹ וְכֹל אֲשֶׁר נָדְבָה רוּחוֹ »
Nous ferons communauté à distance, et à l’inverse de la mouche du « Spinoza de la rue du marché », nous resterons à la juste distance de la lumière, celle qui provient de nos âmes et de nos cœurs qui nous réchauffent et tissent l’espoir de lendemains meilleurs.
Rabbin Pauline Bebe