Parasha Lekh Lekha, le vendredi 19 octobre 2018 (soir)
פרשת לך לך – ״י בחשבן תשע »ט, ערב שבת
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« Regarde ! J’ai trouvé ! Il est là ! » clame-t-il d’un ton assuré. Mon neveu, content de lui, vient de trouver Charlie – le Charlie du livre-jeu « où est Charlie ? » Vous aurez deviné, si vous ne le connaissiez pas, que le but de ce jeu est simple : il consiste à retrouver dans un décor surchargé de détails, d’événements et de personnages, un petit bonhomme souriant habillé d’une marinière rouge et blanche… Du haut de ses cinq ans, l’enthousiasme de l’enfant ne faiblit pas : le jeu se répète dans un décor nouveau à chaque page, Charlie se cache toujours – et toujours il faut le retrouver. Mon entrain, par contre, ne soutient pas la comparaison : je planterais volontiers Charlie sur la plage où il se dissimule. Je m’en tire en soudoyant mon neveu : un jus d’orange en échange d’une pause (et l’espoir silencieux qu’il oublie Charlie) !… Mais la malhonnêteté ne paye pas, dit-on, et je m’en suis souvenu quelques jours après quand en lisant la parasha Lekh Lekha, je commençais à me tracasser autour de la question : où est Sara ?
Car en effet, où est Sara, aussi appelée Saraï, dans notre parasha ?[1] Qui est-elle ? Que pense-t-elle ? Que ressent-elle ? Que veut-elle ? Sara n’est souvent mentionnée qu’en passant dans notre texte. Avare de paroles, elle se laisse aller une fois à une violente colère contre son mari, Hagar et Ismaël[2]. Plus tard, nous la verrons rire en apprenant qu’elle va tomber enceinte[3]. Pour finir, si une parasha s’intitule חיי שרה « la vie de Sara »[4], c’est pour nous raconter dès son premier verset qu’elle est morte et enterrée : סוף הסיפור sof ha-sipour « fin de l’histoire » c’est-à-dire fin de son histoire et début de celle de son fils Isaac[5] ! Comme on le dit parfois de ce dernier, Sara semble un peu falote. Notre récit nous la montre comme en filigrane derrière son mari, comme si elle n’était qu’une figurante ou qu’un pion dans la grandiose geste d’Abraham. À la rigueur lui prête-t-on le second rôle de potiche agréable à voir qu’il faut jalousement garder. Un midrash sur notre parasha[6] nous rapporte ainsi qu’elle voyagea vers l’Égypte enfermée dans une teva, dans une « arche »[7] : en descendant dans ce pays pour échapper à la famine, Abraham l’y aurait placée pour la soustraire au regard des Égyptiens. Quand ceux-ci l’aperçoivent enfin, ils sont subjugués par sa beauté si grande qu’elle surpassait même celle d’Ève. Telle serait donc Sara : une belle enfermée dans sa teva ou dans sa tente, invisible, impuissante, subissant…Mais méfions-nous du récit biblique où les choses sont toujours un peu plus subtiles qu’on ne le pense.
Nous en savons beaucoup du caractère d’Abraham et de sa personnalité. C’est un homme plein des qualités[8] qui font un chef : il est sage et brave ; il ne craint pas les difficultés ; il se porte au secours de ceux qu’il connaît[9] comme de ceux qu’il ne connaît pas[10]. C’est un homme accueillant, loyal, diplomate et habile. C’est un homme qui sait convaincre et gagner à sa cause comme notre parasha nous le signale au bout de quelques versets en disant ceci :
Abram prit Saraï son épouse, Loth fils de son frère, et tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis à Hârân.[11]
Un midrash[12] nous apprend que ces « acquisitions » signifient en réalité des conversions. On peut donc comprendre qu’« ils », Abraham et Sara, convertissaient des gens ensemble. Et que Sara n’a donc en rien un rôle second.
Pour mieux nous en convaincre, continuons un peu notre lecture. Nos héros partis de Ḥarân ont commencé à parcourir le pays de Canaan quand la famine s’installe.[13] Cette famine est grave, gravité symbolisée par un retour à la ligne dans le texte telle qu’il est inscrit dans le sefer Torah, comme si une coupure traversait une histoire qui semblait bien engagée. Pour échapper à la faim et bien qu’à peine arrivé en Canaan, Abraham prend la décision d’aller en Égypte. Pourtant, l’Éternel qui avait explicitement dit à Abraham d’aller en Canaan, ne lui demande pas d’en partir. S’il est logique qu’Abraham veuille échapper à la famine, il l’est moins, vu l’économie du texte, qu’il le fasse alors que l’Éternel ne le lui a pas commandé.[14] L’Éternel se tait. Alors Abraham semble remarquer sa femme et conscient que les Égyptiens lui ôteront la vie pour lui ôter également une épouse si belle, il demande à celle-ci de passer sous silence leur union. Quelque chose surprend alors : Sara, elle aussi, ne dit rien. On sait pourtant que celle-ci n’hésitera pas plus tard à manifester ses émotions et à dire son avis, mais là elle n’émet aucune protestation quand Abraham lui laisse entrevoir qu’il la fera passer pour sa sœur tant qu’ils seront en Égypte ; elle ne donne aucun signe de refus ou de détresse quand elle est saisie et emmenée chez Pharaon[15] pour y devenir son épouse[16]. Comment comprendre son apathie, son silence ? Pour cela, il faut comprendre d’où vient Sara.
Dans son livre המלכה שרי ha-malka Saraï « La reine Saraï », la bibliste Tsipi Yavin suppose que Saraï mériterait bien son nom. De même racine que le mot שׂר sar qui signifie en hébreu biblique un « prince », un « officier », les prénoms Saraï et Sara véhiculeraient l’idée d’un grand pouvoir. Pour Yavin, ce nom ne siérait pas seulement à Sara parce qu’elle est en train de devenir la cofondatrice du peuple d’Israël mais également parce qu’elle serait une personne royale. Devenir femme de Pharaon lui confère certes une telle dignité, mais la chercheuse pense que le prénom de Saraï indiquerait qu’elle était une femme de pouvoir avant même de rencontrer Abraham. Yavin voit aussi dans Sara le souvenir littéraire d’une reine réelle ou mythique, ou d’une déesse des tribus qui formeront quelques siècles plus tard ce que la Bible a nommé le royaume d’Israël, le royaume du Nord.[17] Le fait que Sara soit remarquée par les שרי פרעה sarey-pharo‘ « les officiers de Pharaon » serait une allusion en ce sens : sarey et saraï s’écrivent de la même façon en hébreu. Enfin, l’histoire impliquant Abraham, Saraï, Hagar et Ismaël apporterait une autre confirmation : en chassant Hagar et Ismaël, Sara chercherait à sauver sa dynastie. Si nous adoptons cette idée, Sara change de visage : la femme effacée connaît bien en réalité les rouages du pouvoir ; c’est une femme forte et décidée qui agit même si le prix à payer est lourd pour elle ou pour les autres. Son apathie et son silence en arrivant en Égypte changent aussi de sens : Sara ne subit pas l’histoire mais elle tente plutôt de la diriger en bonne entente avec Abraham.
Alors, on peut s’essayer à penser que lorsqu’ils arrivent en Égypte et qu’Abraham lui expose qu’il craint pour sa vie, Sara accepte de taire qui elle est pour lui ; qu’elle accepte de devenir l’épouse de Pharaon. Ces deux décisions lui coûtent peut-être mais elle calcule que le futur dépend du stratagème qu’elle et Abraham sont en train de mettre en place pour échapper à la famine. Pour reprendre le mot de Tsipi Yavin[18], elle voit le « désir de femmes » qui anime Pharaon, désir que Yavin compare au désir de nourriture pour celui qui souffre de famine. Sara saisit l’occasion : la famine, רעב ra‘ev en hébreu, réelle en Canaan ou symbolique de Pharaon, permettra à nos héros de passer, de traverser – la racine hébraïque du verbe équivalent en hébreu, עבר a‘var, est une anagramme de רעב ra‘ev – la famine, de s’assurer richesse et satiété s’ils en triomphent. Va-t-elle jusqu’à se dire que devenir la femme de Pharaon lui permettra de tomber enceinte ? Je ne sais pas mais le texte semble jouer avec nous : le fœtus se dit עובר ‘ubar en hébreu, soit encore une anagramme de רעב ra‘ev[19].Cela soulève quelques questions auxquelles vous pourrez réfléchir ce soir à votre table de Shabbat, comme par exemple : quelle est l’identité du père de l’enfant à venir : Pharaon ou Abraham ?[20] Ou encore : qui d’Abraham ou de Sara était réellement stérile ?
Sara est donc dotée d’une personnalité non moins forte que celle de son mari. Elle est même plus courageuse que lui à ce moment de leur aventure : alors qu’Abraham craint pour sa vie, c’est elle qui accepte de prendre sur elle le risque pour mettre l’Égypte à ses pieds. Et elle gagne ! L’Éternel réapparaît soudain et frappe Pharaon de maladie. C’est, à mon avis, plutôt pour Sara que l’Éternel revient dans l’intrigue : la répétition בעבורך ba-‘avurekh « pour toi » [Sara], בעבורה ba-‘avurah « pour elle » (deux mots où l’on retrouve encore une fois les mêmes lettres qu’on lit dans רעבra‘ev)[21], cette répétition suggère que l’Éternel se soucie plus de Sara que d’Abraham à ce moment-là : c’est son intrépidité à elle qu’Il reconnaît.
Sara est donc présente à tout instant à la manœuvre quand avec son mari elle va vers elle-même. C’est d’ailleurs peut-être là un enseignement de notre sidra. Pour jouer à « où est Charlie ? », pour étudier la Torah ou pour « aller vers soi », pour reprendre le titre de notre parasha, il peut être utile d’être plus qu’un seul. Regardons à nouveau le verset de notre parasha, celui qui a attiré notre regard précédemment et relisons-le en hébreu cette fois :
וַיִּקַּ֣ח אַבְרָם֩ אֶת־שָׂרַ֨י אִשְׁתּ֜וֹ וְאֶת־ל֣וֹט בֶּן־אָחִ֗יו וְאֶת־כָּל־רְכוּשָׁם֙ אֲשֶׁ֣ר רָכָ֔שׁוּ וְאֶת־הַנֶּ֖פֶשׁ אֲשֶׁר־עָשׂ֣וּ בְחָרָ֑ן
Abram prit Saraï son épouse, Loth fils de son frère, et tous les biens et les gens qu’ils avaient acquis à Harân.
En traduisant le premier את et par « avec », ce qui est l’un des sens de ce petit mot ; en remarquant que le féminin nefesh se traduit tant par « gens » que par « personne, âme » et qu’en voyan enfin, au prix de quelques entorses grammaticales mais pour le plaisir de l’interprétation, dans בְּחָרָן, be-ḥâran le verbe בחר bâḥar « choisir » construit avec un complément d’objet féminin marquée par la terminaison ָן –ân , lisons autrement le verset :
Avec son épouse Saraï, Abram prit Loth fils de son frère, tous les biens qu’ils avaient acquis et la personne qu’ils avaient choisie de faire.
Quelle personne ? La personne qu’ils forment dans leur entente, dans leur commune présence, celle qu’ils veulent devenir ensemble en allant vers eux-mêmes.[22] Là où le texte nous parle d’Abraham sans mentionner Sara, demande-toi si tu ne devrais pas plutôt lire « Abraham avec son épouse Sara ». Et alors tu sauras où elle était, qui elle était et le rôle essentiel qu’elle joua.
Shabbat shalom.
[1] Saraï devient Sara quand son mari Abram devient Abraham, cf. Genèse 17, 15.
[2] Genèse 16
[3] Genèse 18, 12 puis Genèse 18, 15.
[4] חיי שרה
[5] Genèse 23, 1.
[6] Genèse Rabba, 40, 5
[7] On pourrait peut-être creuser le lien avec celle de Noé et la poursuite de l’histoire des Patriarches et de l’humanité, de la fondation…
[8] Fields Harvey J. Pfertzel R. & Bebe P. (trad.). La Torah commentée pour notre temps. Vol. 1. [s. l.] : Le Passeur, 2013 (coll. « Rives spirituelles »), pp. 48-57
[9] Lot, dans notre parasha.
[10] Les personnes justes vivant à Sodome et Gomorrhe. Genèse 18.
[11] Genèse 12, 5
[12] Genèse Rabba 39, 14 ; 84, 4.
[13] Genèse 12, 10
[14] Yavin, Tsipora (Tsipi). Ha-malka Saraï – La reine Saraï. Tel Aviv : Resling, 2014. Page 47.
[15] Genèse 12, 15
[16] Genèse 12, 19 : ואקח אתה לי לאשה
[17] Yavin, chap. 9, pp.91-99. Saraï-Sara serait la condensation de plusieurs figures : une femme de haut rang qui aurait gagné en puissance (le changement de nom rapporté dans la Bible étant un vestige symbolique de cela) ; une reine ou une princesse mythique ou réelle d’un peuple de la région s’étant progressivement identifié avec Israël (royaume du nord) ; une prêtresse ou une divinité : elle remarque en particulier la proximité sara/saraï/shaddaï. Le prénom Saraï-Sara est inclus à la fois dans « Israël » et dans « Ashera » qui était la parèdre à la fois du dieu qui deviendra Yhwh et d’un dieu cananéen qui aurait donné la figure d’Abram. À un stade archaïque, en tant que divinités ou en tant que personnes ayant existé ou imaginé, Abram et Saraï auraient bien été ceux qui se sont acquis des gens : ils ont fondé un ou des peuples. Saraï pour le royaume d’Israël (ou les tribus Efraïm-Menaché), Abram pour Canaan et/ou le royaume du sud (Juda).
[18] Yavin, p. 45 : le désir de Pharaon est tel celui de l’affamé רעב pour la nourriture :
״ויהי רעב בארץ״ (בר׳ י״ב 10) ומתפקד גם במישור המילולי הקיומי, רעבונה של משפחת האבות לאוכל, אך גם במישור המטפורי, רעבונו המיני של פרעה לנשים יפות.
[19] Cf. Yavin, ibid.
[20] Il faut noter qu’au moins un midrash semble s’opposer à cette éventualité : Pharaon et Sara n’auraient pas eu de relation sexuelle. En effet, selon Genèse Rabba 41, 2, lorsque Sara passe la nuit chez Pharaon, elle exprime d’abord une grande détresse : « Sara était étendue à terre et disait : ‘Maître des mondes, Abraham est parti [de Ḥâran ? ndt] avec une promesse et moi avec [ma] confiance [en qui ? ndt]. Abraham est sorti de prison et moi, je suis en prison !’ Le Saint béni soit-Il lui dit : tout ce que je [peux] faire pour toi, je le ferais. » Puis quelques lignes après dans ce même midrash, on peut comprendre qu’elle repousse fermement Pharaon : « pendant toute cette nuit, un ange se tenait avec un fouet dans sa main et il lui disait : ‘si tu me dis de frapper, je frappe ; si tu me dis d’épargner, j’épargne.’ Pourquoi ? Parce qu’elle lui avait dit [à Pharaon] : « je suis mariée [litt. je suis la femme d’un homme, ndt] » [et donc je ne veux pas de toi, Pharaon,] mais il ne la laissait pas [en paix]. »
[21] Yavin, ibid.
[22] D’ailleurs quand la parasha ḥayé Sara « vie de Sara » commence et que Sara meurt immédiatement, l’existence d’Abraham s’efface également progressivement pour laisser (un peu de) place à celle d’Isaac.